mercredi 13 janvier 2010

Morphée, enfin

La séance fut mémorable. Druzbacky prenait invariablement une pose ridicule de singe descendu de l'arbre, les bras ballants, le regard vague. Les enfants tournoyaient autour de la mère en se couvrant de tout ce qu'ils pouvaient utiliser comme déguisement, tantôt idiots inventifs, tantôt clown dramatiques, tandis qu'elle restait désespérément absente et molle, crispant parfois un sourire au coin de ses lèvres, laissant rouler ses yeux comme deux lourds tonneaux dans une houle lente et grise.
Je retournais donc chez moi avec un beau stock de rouleaux de 120, dans lesquels se trouvaient probablement quelques belles images, des clichés à même de traduire cette ambiance subtile que je commençais à percevoir, ce curieux mélange de méfiance et de routine, d'absurde, d'étrange et d'intime, face au phénomène de l'épidémie.
Avant de quitter le petit appartement du sixième étage j'avais pris Druzbacky à part à fin de lui poser la question qui me taraudait depuis mon arrivée. Quand je lui expliquai que le vieille Bellemont les croyaient tous atteint et m'avait décrit la famille comme entièrement contaminée, il baissa les yeux, pour masquer une expression que je ne sus interpréter, et me fournit un prétexte que je du me résigner à prendre comme tel :
- Oh...Je ne tiens pas à me faire remarquer.
Cela me sembla évidemment parfaitement absurde, tant les seuls à remarquer les individus sains étaient précisément les individus sains eux-mêmes, mais Druzbacky ne me laissa pas le temps d'en savoir plus, me salua prestement avant de refermer sur son petit monde la lourde porte de bois, me laissant de nouveau seul. Dans le silence de l'escalier, mon esprit peuplait le vide avec les visages cadrés dans le format carré du Rolleiflex, des regards plus masqués qu'éteints, des voix survivantes et les silences omniprésents de ceux qui restaient hors d'atteinte des autres, de leur compréhension, de leur humanité.
Ainsi donc, Druzbacky simulait la maladie. Il faisait croire à la veille Bellemont, cachée derrière sa porte, plongée dans les images de son petit écran voyeur, qu'ils n'étaient plus du même monde, qu'il était parti avec sa femme, qu'il avait déserté, disparu, qu'il n'était plus qu'une ombre comme les autres. Peut-être même étais-je le premier depuis longtemps à le voir tel que je l'avais vu, tel qu'il était réellement.
Cette idée me plongea dans une longue réflexion traversée de questions vaines dont je ne sortis que pour me plonger dans mon lit, non sans percevoir, dans la nuit qui venait, cette sensation d'aventure et de vie qui nait du corps à corps avec l'inconnu. Si je l'avais parfois oublié, il me fallait désormais me souvenir que c'était là la seule arme contre les fortes turbulences, que face à l'absurde, face à l'effondrement du monde - de mon monde -, ma seule assurance, mon petit espoir de survie était ma capacité à faire face et à saisir à bras le corps ce qui semblait si insaisissable.
Sur ces réflexions, je m'autorisai un peu d'abandon et sombrai sans tarder dans les bras de Morphée.

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mercredi 6 janvier 2010

Cantatrice

- Cela fait combien de temps selon vous? Combien de temps que tout cela a commencé?
La question me prit de court. D'autant que cette fois, il ne semblait pas décidé à en donner lui même la réponse.
- Je ne sais pas.
Je pensais aux machines à café de la défense, ce qui me ramenait quelques semaines en arrière, mais les photos de Léo étaient bien plus anciennes, plusieurs années. Quant à ce que Lucie m'avait dit... Tout était brouillé, sans plus d'argument pour une illusion ou une réalité qu'une autre.
- Peut-être quelques semaines, peut-être quelques années, dis-je. Je ne parviens pas à savoir si cela a commencé quand je l'ai vu, ou bien si je n'ai ouvert les yeux que tardivement.
- AAh! fit-il sur un ton guttural presque enjoué. Eh bien figurez vous que ma femme est un spectre très ancien!
Devant ma mine incrédule, le bonhomme continua.
- Cela fait quinze ans que je la connais! Quinze ans que j'ai découvert sa voix, ses gestes, ses coups de gueule. Une voix incroyable, ça oui. Telle que vous la voyez là elle ne parle même pas, mais autrefois, elle chantait! Une vrai belle voix de femme, un peu grave, toute en velours... Je l'aimais pour ça, entre autres.
Il marqua une pause, machouilla des choses entre ses dents et repris.
- Elle était belle aussi. Et furieuse! furieuse!
Il criait en levant les bras comme pour mimer un animal mythologique. Et bien continua-t-il, tel que vous me voyez aujourd'hui, je suis incapable de vous dire depuis combien de temps elle est passé du côté des légumes. Incapable!
- C'est absurde! lui dis-je. Vous ne pouvez pas avoir oublié!
Je soupçonnais mon interlocuteur d'être soit fou, soit menteur.
- Si! hurla-t-il. Absolument tout!
Puis revenant à un niveau sonore plus décent :
- Ma femme elle-même...
- Vous en parlez avec elle? Enfin... je veux dire son état actuel vous permet des échanges réels?
Je n'eus pas le temps d'observer sa réaction, nous découvrîmes en même temps les visages des deux grands qui semblaient nous observer depuis quelques instants déjà, bouches bées, yeux vaguement perdus, tandis que le petit bouddha poursuivait ses longueurs avec la régularité d'un pianiste travaillant ses gammes.
Après quelques secondes de silence où les regards se renvoyaient des longues questions, Druzbacky se leva et lança sur un ton jovial :
- Allez les monstres, monsieur va nous tirer le portrait!
il y eu des petits cris, un peu d'agitation et je sortis de la cuisine avec eux, curieux de voir quelle place prendrait le spectre de la cantatrice dans les photos de famille.


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lundi 21 décembre 2009

Druzbacky

- Monsieur Druzbacky? dis-je bêtement, puis, comme ses yeux restaient plantés dans les miens : - Je suis votre voisin du 4eme...
Un vague hochement de tête, me convainquit qu'il ne s'était pas soudain transformé en statue de cire.
- Je fais un reportage photo sur les habitants de l'immeuble, pourrai-je ajouter votre famille à ma galerie de portraits?
Druzbacky sembla machouiller quelque chose puis s'écarta légèrement, passa sa main sur son visage mal rasé et lâcha un "Je vous en prie" des plus naturels, tandis que madame était toujours en lévitation dans l'encadrement de la porte du salon, balançant légèrement de droite à gauche.
Un sourire ironique surmonté de deux yeux tristes et fatigués me conduisit dans la cuisine, m'offrit une chaise, passa un coup d'éponge sur les miettes de pains et me proposa un café. Ce n'était pas vraiment ce dont j'avais besoin pour maitriser ma fébrilité, mais j'acceptai de bon cœur tant les signes d'humanité ordinaire me semblaient précieux.
Tandis que la machine chauffait, il me regarda à nouveau de ce regard curieux.
- Et dans quel but ce reportage?
Ne me laissant pas le temps de répondre, il ajouta "J'ai toujours pensé que la photographie était une sorte de cartographie du monde visuel. Est-ce le cas? Vous cartographiez la population de cet immeuble?"
Je regardai brièvement la machine à café comme pour y trouver une aide, tant sa question était juste et directe. "On peut le voir comme ça." répondis-je en tentant d'apparaître plus finaud que je ne l'étais. "La photographie peut être une sorte de mémoire du paysage à un instant donné, comme une carte, mais c'est très réducteur."
"C'est aussi réducteur de penser une carte comme cela." ajouta-t-il, pour me remettre à ma place. La machine avait fini de chauffer, il se servit également une tasse, ce qui, pour d'obscures raisons, me rassura sur ses intentions.
Dans le couloir, le bouddha ne cessait de passer et repasser devant la porte avec un air concentré, tandis qu'aucun signe particulier ne venait du salon, où j'imaginais madame Druzbacky toujours suspendue dans le néant cérébral, oscillant dans les ondes telluriques. Les deux plus grands avaient dû se calmer, ne faisant parvenir jusqu'à nous que quelques bruits légers. L'interrogatoire reprit.
"Quel genre d'informations pensez vous donc obtenir en faisant une galerie de portraits du voisinage? Vous allez en tirer une classification?" Il souriait sans être franchement amical."Vous allez identifier qui est blond, qui est brun? Grand ou petit?". Je tripotais l'anse de ma petite tasse en porcelaine, n'osant tremper mes lèvre dans le café. Il se pencha un peu plus vers moi et avec un large sourire, souffla au dessus de la table : "Qui est sain, qui est contaminé?"
Feignant de prendre ses taquineries pour un jeu, je m'imposai un sourire forcé et lui demandai ce qu'il entendait par là.
Il colla son dos au dossier de sa chaise, pris la tasse dans sa main et rentrant le menton continua.
- Ma femme... Vous avez vu le spectre qu'elle est devenue?
Il avala une gorgée et maintint quelques instants la tasse à mi-hauteur.
- Dehors, c'est pareil. Des légumes, des coquilles vides. Pourquoi croyez vous que je vous ai laissé entrer comme ça? J'en ai ras le bol de ce bordel, moi.
- Alors, vos photos, c'est pour se souvenir d'une époque où tout le monde n'est pas encore contaminé, hein, c'est ça?
- Oui, fis-je.
Le café était infecte, je fis une petite grimace.
- Je sais dit-il, j'en ai tout un stock à écouler et je n'en bois pas souvent.

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jeudi 12 novembre 2009

Sixième étage

J'avais laissé mon petit veilleur de voisin après une incroyable séance de prise de vue qui remettait en question tout mon jugement sur les contaminés. En pénétrant dans son intimité j'avais entrevu de manière certaine que tout n'était pas éteint dans son cerveau. Il y subsistait à tout le moins une capacité à se mettre en scène, c'est à dire une conscience de sa place dans l'espace et d'une certaine façon dans le monde, un monde qui n'était pas le mien, ou pas encore le mien, bien que la pellicule 120 qui courait dans le dos de mon rolleiflex semblât comme un point de passage entre les deux. Je quittai donc le petit deux pièces du cinquième avec quelques pellicules dans ma besace, comme autant de signes à décrypter.
La porte en face sonna sur un appartement vide. Je montai alors au sixième, transportant mon petit matériel sur un étage de plus, pris une profonde inspiration et appuyai mon index sur le bouton gris à coté duquel étaient imprimées sur bande plastique les lettres "Druzbacky".
Depuis le palier, j'entendais les bruits des enfants qui jouaient quelque part derrière la porte, et, quand celle-ci s'ouvrit se fut sur un nouveau visage hirsute et fatigué : celui de Jiri Druzbacky.
"Bonjour." commençai-je, mais je ne pus continuer, car le regard de M. Druzbacky était braqué sur moi et semblait me dire tant de choses que j'en restai coi.
Pour moi les "zombies" n'avaient qu'un regard vide et morne, et cet homme semblait me faire un discours avec ses yeux, tandis que derrière lui passait en cahotant le petit dernier, dans la démarche de petit bouddha des petits costauds de 2 ans. J'eus la sensation d'assister à quelque mise en scène absurde. D'un recoin nous parvenaient les voix des deux grands qui se chamaillaient. La perspective de l'entrée s'arrêtait sur Mme Druzbacky, dont le corps semblait suspendu dans l'encadrement de la porte du salon, comme une méduse, figée, les bras pendant comme des filaments, d'où elle fixait sur moi son regard mort. Il y avait dans la vision de cet appartement et de la famille qui l'habitait une telle accumulation de données contradictoires que je ne pouvais en percevoir que l'immense absurdité. De l'inimitable cahin-caha d'un gros poupon, à la vision fantomatique de sa mère-zombie, coincée dans une posture mi-inconsciente, mi-observatrice, le tout baigné de quelques cris de gosses, il y avait de quoi perturber les facultés d'intégration de mon cerveau fatigué. Et je ne comptais pas le regard incroyablement bavard du père, tel cerbère gardant la porte de son propre enfer familial.

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jeudi 5 novembre 2009

Frénésie

Le nid diurne de mon voisin était un capharnaüm organisé. Non pas que l’on distinguât clairement de l’ordre dans son désordre, mais plutôt un sentiment d’organisation. Il semblait que l’agencement des paniers de linges, cartons remplis d’objets indéterminés, livres, papiers divers, étagères et ustensiles de cuisine obéissaient à une logique inaccessible et que leur présence à tel ou tel endroit revêtait un sens particulier, dont l’ensemble formait un dessein perceptible. C’est toutefois ainsi que je le ressentais. A investir l’espace encore libre dans ce labyrinthe, j’avais le sentiment d’une construction intelligente, d’un dédale réfléchis dont le parcours répété conduirait à une forme de connaissance. Mais je fus tiré de mes pensées par l’agitation dont faisait maintenant preuve mon voisin. Il n’était pas resté prostré comme j’aurai pu m’y attendre, ou bien occupé à quelque tâche répétitive, non, toute proportion gardée il était totalement hyperactif. Les sourcils légèrement froncés comme seule expression de concentration au dessus du classique visage de ciment mou, il allait d’un bout à l’autre de son deux pièces cuisine, transportant des objets, déplaçant, retournant, zigzagant dans son dédale miniature comme un Minotaure ridicule et dépressif au bord de la crise de nerf. J’étais assis sur une chaise pliante que d’un geste bougon il avait désigné à mon arrivée et fus quelques instants absorbé dans la contemplation des deux petits lapins qui sautillaient frénétiquement d’un endroit à l’autre, oubliant même l’incommodant parfum qui semblait s’en dégager. Pour la première fois depuis le début de l’épidémie, je me trouvais en présence d’un contaminé qui n’avait pas cette attitude prostrée, ne restait pas suspendu dans l’espace comme tenu par un cintre à une invisibles tringle de penderie. Incontestablement, j’assistais à quelque chose d’unique, un de ces moments privilégiés dont parlent les documentaristes animaliers lorsqu’ils observent la reproduction des baleines où les parades nuptiales de quelque espèce farouche, toute proportion gardée bien évidemment.
Mais le plus étonnant vint quand je pu décrocher mon regard et prendre un peu de recul sur la pièce : il avait ni plus ni moins organisé tout un coin de son salon en studio et s’était ménagé un emplacement libre dans lequel il déposa une sorte de pouf oriental, un coussin de cuir aux motifs entrelacés, qu’il orna finalement de sa propre personne, dans une posture qui, si elle ne m’avait sur le coup tant surpris et émerveillé, m’aurait certainement fait hurler de rire.


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dimanche 1 novembre 2009

Le Veilleur

Les jours qui suivirent furent pour moi les premiers jours réellement enthousiastes depuis le début de l'épidémie, signe indiscutable de la pertinence de mon petit reportage, au moins pour ma santé mentale. Je passais de temps en temps voir Mme Bellemont, elle me faisait un compte rendu de ce qu'elle avait vu de particulier sur le palier. C'est à dire peu de choses, en dehors du pas lent des voisins. Elle m'apprit qu'elle avait une petite fille dans le sud ouest qui lui passait quelques coups de fil et lui envoyait régulièrement des lettres. J'avais trouvé cela amusant, n'ayant jamais rencontré que des parisiens dont les grands parents habitaient le sud ouest et non l'inverse. « Non, je n’ai jamais été une mamie foie gras ! » m’avait-elle dit mi-mélancolique mi-revendicative. Je découvris progressivement chez elle un esprit de jeune femme retors et un rien rebelle, qui lui donnait beaucoup de charme. C’était un genre de mamie urbaine auquel je n’avais jamais été confronté qui, malgré sa phobie de l’intrusion et son équipement hi-tech d’observation du voisinage, se révélait éminemment sympathique.
Le dimanche, lendemain de notre première rencontre, j’entrepris de poursuivre mon porte à porte photographique, espérant débusquer ici ou là quelques voisins encore sains, voire lâcher la bride à mon voyeurisme latent et entrer dans l'intimité d'un malade et peut-être, qui sait, comprendre quelque chose à cet amoncellement d'absurdités.
Le voisin du dessus était veilleur de nuit ou quelque chose dans ce genre, car il rentrait tous les matins en costume à l'heure où je partais au travail. Je frappai discrètement à sa porte en début d'après midi, espérant qu'il ne consacrait pas le jour du seigneur à une longue sieste tel un vampire urbain. Il apparut dans l'entrebâillement, ébouriffé et pâle, sans que je sache si c'était là le fruit du sommeil ou son état normal. Son regard vide fut accompagné d'un vague grognement auquel je répondis par une petite explication sur la raison de ma visite. Après un moment de silence où il me sembla entendre les rouages de son cerveau se mettre en branle, il me fit signe d'entrer. En passant devant lui j'admirai les magnifiques pantoufles à tête de lapin qui enveloppaient ses pieds malgré l’arrivée de la belle saison. Il flottait dans l’air une odeur que j’associai rapidement à ce zèle hivernal.
Je tentai par quelque mots de le mettre à l’aise, d’échanger –autant que cela était possible- sur le thème de la photographie, mais je me heurtais au même problème qu’avec mes collègues de la défense : notre échange se limitait au strict minimum et le malheureux veilleur ne semblait pas plus capable ni désireux de suivre une conversation qu’un distributeur de boisson. Rien ne me préparait à l’étrange manège que j’allais observer par la suite.


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jeudi 29 octobre 2009

Séance

Mme Bellemont avait transformé son visiophone en lunette d'observation de la population de l'immeuble. C'est ce qu'elle m'expliqua au cours de notre discussion autour du thé. Depuis le petit écran, d'où elle enregistrait tout ce qu'il se passait sur le pallier du 4eme, elle avait observé, cloîtrée chez elle, le changement se produire jour après jour.
« J'ai vu les Druzbacky... » au 6ème - deux étages plus haut. Mentalement je voyais le couple, la quarantaine, 3 enfants entre 2 et 10 ans.
« Je les ai vu lentement se changer en quelque chose d'étrange. Elle revenait souvent le soir les bras chargés de lourds sacs de courses, ou portant le petit dernier dans ses bras. » Elle regarda vers la porte d'entrée et le palier.
« Je reconnaissais son pas lent et lourd quand elle était chargée, son pas léger quand elle était seule. Un jour, j’entendis ce pas caractéristique de la mère de famille épuisée et jetai par reflex un œil à la caméra. Mais elle était seule, les bras ballants. Ce n’était pas beau à voir. » Elle réprima un tremblement et se frotta les bras dans l’air soudain frais de l’appartement. Les yeux de Mme Druzbacky l’avaient apparemment marquée, alors que l’épidémie ne faisait que commencer. Elle m’expliqua comment ils passèrent comme deux billes de pierre terne devant la caméra, et me revinrent pendant quelques instants ces moments étranges où je voyais mes collègues de travail se transformer, se ramollir, pour devenir ce qu’ils sont aujourd’hui.
« Je les ai tous vu défiler, jour après jour, finit-elle par dire. Tous un peu plus mous à mesure que passait le temps. Tous, sauf vous. »
Elle me regardait, accrochant un vague sourire à ses lèvres et je tentais de faire de même. Dehors, le jour déclinait, elle se leva pour allumer un abat jour dans un coin de la pièce, remis certaine chose en place et occupa ses mains à diverses tâches inutiles. Je compris qu’il était temps de m’éclipser.
« Et ces clichés ? C’est pour quand ? » me dit-elle.
Elle n’avait pas oublié –contrairement à moi. Je lui proposai de faire quelques tests avec les sources de lumière dont elle disposait. Nous sortîmes comme deux gamins de la torpeur dans laquelle nous avaient plongé nos considérations et nous jetâmes comme dans un jeu salutaire dans la transformation d’un coin du salon en studio. Pendant une heure, le monde se réduisit à l’espace que prenait ce corps décharné dans le carré du viseur, soutenu par le visage chargé de rides et les yeux étranges de ma voisines. Pendant une heure nous cherchâmes la lumière la plus adéquate à son profil, nous étions seuls au monde et la pellicule enregistrait cette atmosphère d’intérieur si banale qui serait pour nous un trésor.


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jeudi 22 octobre 2009

Autour du thé

Pour une petite vieille recluse chez elle, Mme Bellemont était plutôt fraiche et pimpante. Derrière un physique d’ancêtre avec de grands yeux gris (agrandis encore par la peau distendue qui les enveloppait), elle cachait apparemment une cervelle en parfait état de marche et un corps étonnamment souple et vif.
«  Entrez, jeune homme ». Dit-elle dans un demi sourire.
Je ne pu m’empêcher de voir le lien de parenté manifeste entre les deux globes oculaires roulant dans les paupières et l’œil de la caméra du visiophone. De la domotique aux prothèses auditives, en passant par les pace markers et les téléphones portables, il y avait de quoi fantasmer sur les retraités cyborgs et je ne me privais pas. Super Mamie me précéda dans la pénombre du vestibule et je pénétrai dans son antre comme dans une grotte, craignant les êtres cachés dans les recoins obscurs et les pièges invisibles. Elle même avait quelque chose de vaguement inquiétant dans sa démarche.
J'observais la disposition de l'appartement et appréciais une décoration délicate, notamment les tableaux cubistes représentant des femmes, répartis de façon équilibrée sur les murs, très loin des natures mortes ou des scènes de campagne que l'on trouve habituellement chez les personnes âgées. Il y avait quelques textes sous verre que je ne pu lire et quelques bibelots, bien sûr, mais finalement assez peu de petites horreurs niaises ou de vieux rideaux cramoisis. Mme Bellemont et son appartement avaient donc ce point commun : au premier abord, ils étaient surprenants.
Après m'avoir offert un thé (je fus presque rassuré de savoir qu'elle buvait des infusions, comme une vieille dame normale) elle m'écouta aimablement dérouler le discours maladroit avec lequel je comptais amadouer mes voisins et en faire les sujets d'un reportage de longue halène.
« C'est amusant! » me dit-elle sur un ton légèrement forcé. « Et qu'allez vous en faire? Une publication dans un magazine? Une exposition? »
Je lui répondis qu'il s'agissait d'un travail personnel et que, n'étant pas professionnel je comptais là dessus pour m'exercer, me faire la main et constituer une sorte d'encyclopédie des gens... Elle semblait pensive et contemplait derrière moi ce qui devait être la porte de sa chambre.
« Les gens ? » reprit-elle, « et pourquoi vous intéressez vous aux gens et aux vieilles dames comme moi? ».
Je n'osais lui parler franchement de l'épidémie et de mon désir de lutter contre ma propre angoisse, en accumulant les images d'un monde que je sentais fuyant, et cherchais un moyen de tourner autour du pot.
« Et bien... je suis fasciné par les changements qui s'opèrent dans les groupes humains, et je souhaite pouvoir en garder une trace. »
Elle sourit à nouveau pensive.
« Oh à mon âge, les changements que vous allez observer seront bien trop radicaux pour se traduire en photographie! » Elle dit cela sur le ton naturel avec lequel les personnes agèes abordent souvent la mort, mais cela sonnait faux.
« Mais voyez vous, reprit-elle, je crois que je comprends ce que vous voulez dire...vous avez peur qu'avec le temps vous vous fassiez prendre vous aussi, non? »
Elle avait dit cela en plongeant ses yeux dans les miens, mais avec une forme indéniable de tact. Ses mots étaient assez flous pour maintenir un doute sur leur sens précis, mais j'étais déstabilisé et me réfugiai dans ma tasse de thé. Puis je décidai d'avancer à mon tour un pion vers elle. 
« Eh bien... » osai-je, « disons que j'ai peur des ombres. »
J'attendais, presque tremblant, sa réaction.
Elle but une gorgée qu'elle pris le temps de déglutir et j'observais les mouvements de sa mâchoire et de ses lèvres qui trahissait la présence d'un dentier.
« Oui » dit-elle les yeux baissés sur la nappe. « Moi aussi ».
Elle avait relevé les yeux vers moi et semblait contenir toute son émotion entre ses deux épaules. Elle repris lentement en plissant les yeux :
« Cela fait quelques temps maintenant que je vous attendais pour en parler »
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mardi 13 octobre 2009

La vieille

Je ne disposais d’aucun matériel particulier en dehors de mon Rolleiflex, le trépied et le déclencheur souple. Pas de flash, pas de spot ni de parapluie ou de panneau réfléchissant. Après tout je n’étais pas un professionnel, seulement un amateur de moyen format et, vu le contexte, il me fallait faire avec. Le rudimentaire laboratoire de développement que j’avais installé dans ma salle de bain ferait l’affaire. Il m’avait servi jusque là pour les pellicules de diapo que je faisais lors de mes promenades à La Défense et ailleurs. Tout était donc prêt pour commencer, il me fallait simplement oser. Oser frapper aux portes de mon immeuble, oser négocier avec les regards morts et les peaux grises une séance de prise de vue dans le salon ou la cuisine. Oser tenir une conversation avec une ombre dans un intérieur habité, décoré, hanter par cette ombre.
Je comptais également utiliser mon petit numérique compact pour faire quelques tests et préparer la prise de vue, ne sachant absolument pas comment tout cela allait se goupiller « sur le terrain ».
Le samedi avançait tranquillement vers le début de soirée et, porté par l’enthousiasme d’une idée neuve et la légère fébrilité d’une gueule de bois, je me retrouvai sur palier, numérique en main, bloc note dans la poche, une petite anxiété grandissant comme un roulement dans ma poitrine.
En face de chez moi, au 4ème gauche, vivait une vieille dame que je ne voyais jamais. Avant l’épidémie, j’avais tenté d’entrer en contact avec elle –pour un quelconque prétexte de voisinage- et n’avais obtenu d’autre réponse que le regard placide et globuleux de la caméra fichée dans le mur. J’avais essayé tout ce qui ressemblait à un bouton sur le tableau de bord proposé au visiteur, sans succès, avant de frapper simplement le bois vert bouteille de la porte. Personne n’avait alors répondu mais quelqu’un était bien là, qui bougeait dans l’appartement de la vieille. Je me souviens m’être amusé à imaginer son corps rabougris m’observant sur un écran bleuté, le visage éclairé par la lumière blafarde, cachant dans la pénombre de son salon une cellule dormante de terroristes islamistes ou des agents secrets déguisés en rideaux cramoisis.
Blafarde, elle devait l’être aujourd’hui plus que jamais, mais les spéculations sur les mystères de son appartement, dans le contexte actuel me faisaient peur. Je réalisai combien l’insouciance autrefois me rendait l’inconnu joyeux, tandis que le monde anxieux d’aujourd’hui transformait cet inconnu en menace.
Je m’approchai lentement de la caméra, oreille contre la porte dans les légers craquements du plancher du palier. La sonnerie sembla résonner sur un monde endormi et des bruits vinrent traverser la porte comme sous l’effet d’un courant d’air. Je tentai de prendre un air indifférent quand que la caméra zoomait et dézoomait, roulant son œil impudique sur mon visage comme s’il avait été question d’y découvrir des points noirs. Le manège cessa soudain et après un bref silence tout un univers sembla frémir derrière la porte. La vieille – ou le chef du clan qui se cachait là? – entrepris de déverrouiller le blindage et le lourd panneau de bois s’ouvrit lentement sur un visage fripé et vieux comme le monde.


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dimanche 4 octobre 2009

Garde fou

Je me suis réveillé sur un samedi lumineux déjà bien avancé. Un soleil franc venait de la fenêtre s'écraser sur mon lit me berçant d'une langueur inattendue. Pendant quelques minutes la nuit passée ne m'est apparue que comme un cauchemar un peu trop proche, mais sa réalité a fini par s'imposer dans l'effervescence de quelques cachets appropriés accompagnés d'un café serré. J'aurai pu alors me jeter sur des cartons de photographies de famille afin de vérifier si mon histoire révélait les mêmes lignes morbides que celle de Léo. Mais par chance, je n'avais rien de tout cela chez moi : pas de photos de familles en dehors de quelques images de Lucie et Selma, que j'avais toutes deux vues la veille.
Que ce fut par la volonté d'un dieu moqueur et immature de casser ses jouets, par un effet collatéral du délabrement de mes neurones sur mon psychisme, ou par toute autre cause inconnue de moi même, il était évident que mon monde se délabrait et que ma santé mentale ne valait plus bien cher. A ce niveau de l'épidémie, ce qu'il me restait de lucidité et de capacité de survie devenait extrêmement précieux et le soleil salvateur qui se répandait dehors me le rappelait discrètement. Je perdais mes repères, il me fallait donc assurer certains refuges, suivre certaines lignes comme autant de fils d'Ariane, dans un monde ou le minotaure avait un visage gris et prenait possession de toutes les vies, de tous les corps.
C'est en me faisant ces réflexions, dans les céphalées résiduelles d'une nuit éthylique, après que des éléments nouveaux et incohérents se furent ajoutés au matériau du réel, que je décidai d'entreprendre un travail qui serait désormais mon garde fou et mon refuge : je voulais photographier de manière systématique un maximum de personnes de mon entourage, de mon immeuble, de ma rue et de mon travail, afin de constituer la plus grande collection de portraits possible. Je ferai de mon vieux boitier, l'outil de ma connaissance des ombres et des vivants. A défaut de comprendre, au moins aurai-je une trace des regards, des peaux et des attitudes de l'humanité glissante de ce bas monde

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dimanche 13 septembre 2009

Alchimie

Léo avait peur et je ne me sentais pas très bien non plus. Je lui proposai de ranger les clichés dans leur boîte, ce qu'il fit, et, après un moment de flottement où nous ne savions plus si nous devions parler ou rester prostrés, Léo pris l'habile décision de tuer définitivement cette mauvaise nuit. Il saisit une bouteille de vodka arménienne qui trainait dans son placard et nous servit 2 verres avec un mélange de résignation et d'énergie. Je me lançai sans hésitation dans cette deuxième vague d'alcool, près à absorber ce qu'il me faudrait pour qu'enfin le monde est ses étrangetés s'aplanissent au moins temporairement.
Nous passâmes les heures qui nous séparaient du matin à tourner autour du pot, à établir des théories qui ne tenaient pas debout dans le seul but de ne pas sombrer dans un sommeil certainement cauchemardesque. Nous avions fermement décidé de nous en remettre à l'âpre parfum de la vodka et notre conversation ne présenta à peu près aucun intérêt.
Je quittai l'appartement de Léo dans le matin frais et humide et réalisai qu'une partie de moi même n'avait pas joué le jeu de la nuit en continuant tout bonnement à tenter de remettre en place les pièces du puzzle. L'air qui me soufflait sur le visage avait comme endormi celui qui venait de boire trop de vodka, tandis que l'autre moi-même refaisait surface et se disait qu'il fallait explorer ce phénomène des photographies. De toute évidence, il y avait un élément clé à comprendre là : soit les photographies représentaient correctement la réalité, soit elles avaient changé. Dans le premier cas, je devais admettre que j'étais fou, ou bien que ma mémoire avait été suffisamment altérée pour que je me considère comme gravement malade, et Léo avec moi. Cette hypothèse avait l'énorme avantage de faire rentrer les propos de Lucie dans le giron de la raison, ou de quelque chose qui s'en approchait. Dans le second cas, le monde autour de moi était en train de se déliter, ou peut-être était-il simplement en mutation, bouleversant les causes et les effet de sorte que je ne pouvais plus m'y fier. Je pouvais alors tout aussi bien envisager de me réveiller un jour dans une autre vie, un autre monde, un autre visage. Ce qui n'était, finalement, qu'une autre forme de folie.
Les perspectives n'étaient pas vraiment optimistes, mais, par chance, un grand soleil balayait les pluies de la nuit et j'aimais ça. Je rentrai donc enfin m'effondrer sur mon lit, espérant vaguement que de cette mystérieuse alchimie faite de vodka, de photographies et de peau grise sortirait un monde apaisé et serein qui n'existait que dans mon souvenir.

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jeudi 3 septembre 2009

Les photographies

J'avais beau retourner le problème dans tous les sens, je ne parvenais pas à en saisir les contours. Je quittai le bistrot, longtemps après le départ de Lucie et de notre fille, achetai des cigarettes pour la première fois depuis quelques années et passai le restant de ma soirée à chercher dans la fumée grise une prise sur le dérèglement général dont j'étais le témoin. Je fis tout pour retarder le moment où il me faudrait rentrer chez moi, pris quelques verres et finis par acquérir une certaine imprécision dans mes gestes en même temps qu'une forme de distance vis à vis des choses. L'ennui avec l'alcool, c'est que l'on ne peut jamais compter sur sa capacité à vous faire oublier les choses, il ne fait jamais vraiment ce qu'on lui demande. J'avais souhaité me réfugier dans les approximations de ses vapeurs et je ne me trouvais que plus focalisé encore sur l'objet de mon angoisse : je ne comprenais rien à ce qu'il se passait. En l'occurrence, on venait de me retirer le sol sur lequel je marchais depuis toujours et je ne trouvais rien d'autre à faire que regarder le vide sous mes pieds. A 2h du matin mon téléphone vibra dans la poche de ma veste. Léo ne parvenait pas non plus à dormir. Bien que ma bouche pâteuse eut pu simuler un réveil en pleine nuit, il dut percevoir que j'étais à l'extérieur. « Tu ne dors pas non plus. Viens chez moi s'il te plait. » Quand je voulu en connaître la raison, il se tut un moment puis ajouta « J'ai peur. Viens voir. ».
Sa voix était tremblante et sa mine creusée lorsqu'il m'ouvrit la porte une vingtaine de minute plus tard dans l'escalier jaunit d'un vieil immeuble parisien. Il ne dit presque rien mais m'invita à rentrer rapidement dans le salon. Léo habitait un deux pièces où j'avais eu l'occasion de venir avant l'épidémie, un appartement décoré sans grande fantaisie, avec peu de meubles mais plutôt agréable bien que trop rangé. « Regarde » me dit-il, et je vis immédiatement répandu sur la table basse, le canapé et le tapis qui recouvrait le plancher à cet endroit ce qui semblait être le contenu d'une boîte de photos souvenirs. « Regarde ça » répéta-t-il nerveusement. Des papiers, mais surtout des photos de famille, des photos de classe, de vacances. Toutes ou presque, je le vis rapidement, concernaient Léo, sa famille, ses amis... Mais quelque chose d'étrange émanait de ces images. J'en saisis une et la regardait de plus près : elle représentait Léo environ dix ans plus tôt, dans les bras d'une femme d'une soixantaine d'années « Ma mère » dit-il en se rapprochant. Je regardai à nouveau le cliché et compris la cause de mon malaise : sa mère avait cette teinte particulière de la peau, cette expression de défaite, ce regard si caractéristique des contaminés. Les unes après les autres je pu voir les images qui révélaient cette incompréhensible vérité : nous n'avions pas assisté au début de l'épidémie et Léo, ces photographies en étaient la preuve, avait grandi parmi eux.
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mardi 18 août 2009

au bistrot

Paris, faubourg Saint Martin
J’avais donc retrouvé mon ex compagne et ma fille après des mois d’une séparation née d’un peu de lâcheté quotidienne, de peurs et d’aléas de la vie, bien que les mots ne soient jamais suffisamment forts pour rendre la complexité de cette trame qui nous fait. Aux débuts de l’épidémie, j’avais régulièrement pensé à elles sans oser le reconnaître. Je fabriquais une angoisse mêlée d’orgueil qui aboutissait à l’inaction, à l’attente, au lieu de courir vers elles, prendre des nouvelles, savoir si elles étaient toujours là, si elles survivaient aux ombres. Il m’avait donc fallu cette errance semi consciente vers l’école pour qu’enfin je les voie à nouveau.
Lucie accepta d’aller prendre un verre ce soir-là, et nous fîmes quelques pas ensemble dans les rues où je ne pus m’empêcher de croire à un nouvel avenir, où je me laissais porter par un enthousiasme si ridicule et inadéquat, qu’heureusement il ne dura pas. Lorsque nous fûmes tous les trois autour d’une table de formica et qu’un garçon de café à la mine grise, au regard si inexpressif qu’il semblait gris également nous eut apporté nos verres, j’osai enfin lui parler de l’épidémie. La petite se promenait entre les tables en allant d’un client à l’autre, posant des questions aussi indiscrètes qu’innocentes comme seuls les enfants savent le faire, et je ne pouvais réprimer un frisson, quand le regard mort de l’un ou l’autre des zombies de bistrot se posait sur elle, sur sa fraîcheur, sur sa mine pétillante. Sa mère elle ne semblait pas s’en soucier, je cherchai la même inquiétude dans son regard, mais elle était si forte - ou inconsciente, commençai-je à me dire – que rien ne transparaissait dans ses yeux ou dans ses gestes.
Je lui fis donc le récit des machines, des collègues de bureau qui semblaient un à un perdre leurs neurones, je lui exposai les déductions auxquelles Léo et moi étions parvenus quant au café, et la perplexité qui nous gagnait comme l’épidémie s’étendait et que notre apparente immunité se maintenait… Lucie me regardait attentivement sans toutefois intervenir ou marquer sa surprise. Je fis plusieurs pauses dans mon récit pour lui laisser l’occasion d’acquiescer ou de me faire part de ses observations, mais elle n’en fit rien. Lorsque j’eus terminé, je levai les yeux vers elle. Elle remuait son café en croquant le morceau de chocolat qui allait avec, la petite revint vers elle et vint s’assoir sur ses genoux. Il me sembla un instant qu’elles me prenaient pour un fou et, dans le silence de la salle du bar pourtant pleine, je le crus moi aussi. Mais Lucie s’appuya sur le dos de sa chaise sans me lâcher du regard et dit d’une voix indéfinissable : « Je suppose que je dois te souhaiter la bienvenue. »
Comme je restais muet elle ajouta : « Tu as mis le temps, mais tu as fini par voir les choses. » Elle marqua une nouvelle pause et prit un air presque dépité : « Dis-toi bien que c’est maintenant que tout commence pour toi. Je me demande même si je ne t’envie pas un peu. »
Dehors, il commençait à pleuvoir et le clapotement métallique accompagnait probablement à merveille l’expression de mes yeux ronds, dans la semi pénombre. Je restai longtemps assis là, à essayer de comprendre ce qui venait de me tomber dessus.

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vendredi 7 août 2009

Autour du cou

Un jour que j’errais dans les rues sans but apparent, tantôt perdu dans de sombres pensées, tantôt scrutant les visages des passants à la recherche de ce qui en avait disparu, mes pas me menèrent devant un long mur de béton surmonté d’une grille. Cet endroit m’était familier et je réalisai qu’évidemment je n’étais pas là par hasard. J’avais quitté le travail plus tôt qu’a l’accoutumé, et sans en avoir réellement conscience j’y étais finalement venu, malgré la peur sourde qui me rongeais. Il manquait toutefois quelque chose, j’étais comme déçu, en attente, je poussai jusqu’à la grande grille d’entrée et levai les yeux. A travers les barreaux gris je vis le long bâtiment, les intérieurs colorés au travers de quelques fenêtres, des choses multicolores ternies peintes sur les murs et une large cour de bitume. Je ne sais combien de temps je suis resté là à regarder au travers de cette grille, jusqu’à ce qu’un vague bruissement, la sensation d’une présence me fit découvrir les ombres venues comme moi attendre ici. Ils étaient nombreux, là, les bras ballants, la mine grise, ils venaient faire ce qu’ils faisaient tous les jours. Alors seulement, après un long moment d’attente, une sonnerie retentit et la clameur monta lentement de l’intérieur de l’école, les enfants sortirent bruyamment, traversant le préau puis la cours et je sentis mon cœur s’emballer. Elle était là, parmi ces petits démons qui semblaient tout ignorer de la contamination, zigzagant dans la cohue, les yeux braqués vers la sortie, si déterminée que j’en étais bouleversé. Quelques instants elle chercha sa mère, nos regards se croisèrent, elle s’arrêta, cria quelque chose et vint en courant se jeter sur moi comme pierre. Je la serrais en pleurant comme si toutes ces histoires de contamination et d’ombres n’avaient d’autre sens que celui qui me menait ici, près de ma fille et de ses petits bras serrés autour de mon cou.
Quand mes yeux virent à nouveau, sa mère était là aussi, regard indéfinissable mais subtil, clair, sans autre ombre que celle que je semblais y projeter moi-même par ma seule présence. Je n’avais jamais cru sérieusement les perdre toutes les deux, mais croire n’est pas grand-chose. Je savais désormais. Ma petite famille était toujours là, même brisée par un passé chaotique, claire parmi les ombres. J’étais bouleversé, presque heureux, et ne réalisai que plus tard le tragique spectacle de ces petits êtres, vivants, qui rentraient chez eux lentement en tenant une ombre par la main.

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mardi 4 août 2009

Dehors

rue chabanais, Paris
Nous étions dans une situation étrange : en quelques temps c’est la totalité de ceux qui nous entouraient qui avait été contaminée. La situation s’était rapidement révélée identique à l’extérieur du bâtiment, dans la rue, le métro, le RER. Les passants étaient de plus en plus amorphes et se comportaient en autistes avérés. Dans la ligne 1 qui vomissait ses jeunes cadres dynamiques sur les matins de la Défense et les absorbait fourbus en fin de journée, régnait un silence nauséabond. Un soir, je fus pris de nausées en voyant les rangées d’hommes et de femmes suspendus aux barres fixées sur le plafond de la rame. La fatigue aidant, j’avais la sensation d’être entouré de carcasses pendues à des crochets de boucher. Tous ou presque avaient le regard morne et vide, ils avaient les yeux fixes mais ne fixaient rien réellement. Des hordes de dépressifs, des vaincus, qui n’étaient plus poussés que par l’inertie mécanique d’une vie sans relief. Mais le monde ne s’était pas arrêté pour autant.
Lors des réunions, j’avais pu remarquer que les processus décisionnels se maintenaient dans l’entreprise avec une forme d’automatisme qui interdisait toute originalité, mais permettait un fonctionnement quasi normal du système. C’était la preuve que l’ensemble était relativement bien ficelé, que l’organisation du travail pouvait facilement se passer de l’imagination des uns et des autres et continuer à produire ce qu’elle était sensée produire, même avec des employés et des dirigeants lobotomisés.
Cela concernait l’ensemble de l’économie. J’avais eu l’occasion d’observer à quel point le fonctionnement du monde semblait peu changé. Les magasins, les restaurants, les supermarchés avaient apparemment une activité normale. Les clients s’y retrouvaient sans doute par automatisme, ou bien par instinct. En marchant dans la rue il m’arrivait d’identifier quelqu’un qui ne semblait pas atteint, dont les pas étaient encore vigoureux ou le visage encore expressif. Je croisais parfois un regard plus vif que les autres, ou plus accrocheur mais cela allait rarement plus loin. Il n’était pas aisé d’établir un contact avec les individus sains, au moins dans les premiers temps, tant le phénomène de masse était écrasant. Le glissement avait été subtil. Les manager donnaient encore des ordres, les chauffeurs conduisaient leur bus, les cuisiniers faisaient leurs sauces, mais sans saveur, et les journalistes produisaient des articles d’une platitude évidente. C’est en finesse que le terme actualité perdit peu à peu de son relief. La lecture du journal restait toutefois un grand moment pour moi, car parfois émergeait un article manifestement écrit par un véritable être humain, quelqu’un qui comme Léo, moi et quelques autres s’accrochait fermement à la conviction qu’une catastrophe était en cours, que nous perdions ce qui faisait de nous des humains. Finalement, dans ce monde conquis, toute activité prenait des allures de chasse au trésor, chaque signe était interprété à la lueur de la solitude grandissante de ceux qui restaient, chaque geste était une esquive, une tentative minuscule de ramener la lumière en évitant l'ombre.

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jeudi 30 juillet 2009

Expériences

Malgré nos constatations pessimistes sur l’état de nos collègues, nous n’osions pas entreprendre grand-chose. Une inquiétude nous retenait : allions-nous être identifiés comme anormaux s’il devenait trop évident que nous n’étions pas contaminés ? Que pouvait-il alors se passer ? Notre imaginaire était chargé de films et de récits comme autant de raisons de redouter une réaction violente de la majorité malade, alors que l’observation semblait bien nous garantir la tranquillité, car, objectivement, la passivité permanente des autres semblait acquise. Cette peur de sortir de la masse allait assez loin et je me surprenais parfois à adopter des attitudes de contaminé lorsque ma solitude, d’une façon ou d’une autre me pesait ou que ma volonté s’effaçait devant le nombre. Je baissais la tête et regardais par terre sans raison, à une question atone je retournais une réponse atone, je ralentissais mes pas et traînais les pieds dans les couloirs trop fréquentés. Bref, je sentais parfois que la contamination pouvait être simplement liée au manque de personnalité et n’avait pas grand-chose à voir avec les machines.
Finalement, désireux de comprendre, nous nous décidâmes pour quelques expériences sommaires autour de la machine à café. La première idée qui nous vint fut d’explorer les capacités de réaction des zombies (le terme est inapproprié, mais dans la vie de tous les jours, avant le changement, on appelait souvent « zombies » les mollassons et autres amorphes de tous poils, qui n’étaient que des versions allégées de ce que nous voyons aujourd’hui) face à différents stimuli. Nous commençâmes donc par identifier des sujets de conversation autrefois sensibles, étiquetés « à risque », susceptibles de faire sortir de leurs gonds les plus réactifs. Nous attendions qu’un petit groupe se soit formé autour de la machine, marmonnant, grommelant, glougloutant sans plus échanger qu’un troupeau de ruminants et, au signal, l’un de nous entamait une diatribe sensée faire remuer la vase. Je décidais de lancer la première salve un matin, au café de 10 heures. Léo était descendu pour l’occasion alors qu'une excitation certaine nous agitait car nous étions à la fois survivants et pionniers.
- Il n’y aura pas de métro demain, mentis-je, les syndicats ont déposé le préavis discrètement il y a un mois.
- Grmmmlf.. fut la réponse de Martine, qui n’était déjà pas bien vive avant le changement.
- Haaaaa…gémit lentement Karima. Les cons….
Léo et moi l’observions attentivement, car en temps normal c’était elle la plus sensible sur le thème des fonctionnaires. Jean n’était pas mal non plus mais il ne réagit pas verbalement. Je le vis qui levait lentement les yeux vers moi, l’air abattu, sa respiration semblait perturbée, légèrement accélérée. Je passai au niveau de stimulation supérieur.
- Après tout, on peut comprendre. C’est tout le service public qui est en danger et qui pourrait disparaître avec la réforme en cours. Si j’étais fonctionnaire, je ferais pareil.
J’avais prononcé cette dernière phrase suffisamment fort pour qu’elle fût audible au-delà de notre petit groupe et lorsque j’eus terminé, je sentis comme une vibration dans l’open space. Léo avait certainement perçu la réaction car ses yeux passaient de l’un à l’autre, cherchant à repérer un geste ou une attitude qui trahirait un souvenir enfoui de la vie passée, qui générerait une bouffée de colère, mais personne ne me répondait et seul subsistait une sorte de grondement sourd, comme s’ils ne réagissaient plus que par onde commune, par un phénomène de résonance du groupe, dont personne ne parvenait réellement à se détacher. Quelque chose de viscéral avait vibré chez eux, quelque chose d’informe, une vague réminiscence de leur activité favorite : la démolition de fonctionnaires.
- et puis, je ne vois pas pourquoi ils veulent changer ça, ajouta Léo. Ça fonctionne très bien les transports aujourd’hui.
Il y allait un peu fort pour un premier test, mais nous vîmes au fur et à mesure le potentiel ludique de nos expériences et de ce type de saillies, qui auparavant déclenchaient colère et mépris. Quand il eut terminé, de nombreux grognements se firent entendre quelques collègues remuèrent devant leur écran, ceux du petit groupe autour des machines montraient des signes d’agitation évidents. La nervosité était palpable, pour la première fois depuis le début de l’épidémie, nous observions un comportement différent de l’asthénie générale qui nous convainc de poursuivre nos recherches.

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vendredi 24 juillet 2009

Premiers signes - Léo

Heureusement, il y avait Léo. Au moment du remplacement des machines et les jours suivants il avait eu la bonne idée de ne pas être là. Léo était chargé de la coordination d’une équipe de deux personnes à l’étage au-dessus du mien et ce jour-là il était en mission à Singapour, nous avions beaucoup travaillé ensemble lors de mon arrivée sur le projet. Dès le départ le courant passait bien car nous avions des méthodes de travail complémentaires, j’étais chargé de développer un outil pour sa petite équipe et lui gérait la définition du besoin. Du « quick & dirty » qui me plaisait bien, mais très décrié dans notre milieu car souvent inadapté aux nouvelles technologies et aux projets de grande taille. Peu à peu, café après café, nous avons sympathisé et, comme souvent, nos principaux sujets de discussion tournaient autour de nos collègues… nous passions en revue les aigris, les incompétents, les emmerdeurs, les psychorigides, les bonnes pâtes qui peuplaient les étages de notre petit bâtiment paisiblement assoupi à l’ombre des tours.
Léo est rentré de mission un matin alors que les premiers signes avaient commencé à m’inquiéter chez certains, sans que j’ai pour autant identifié ce qui se passait réellement. Les jours qui suivirent nous avons parlé du nouveau café, bien sûr, et des commérages habituels, sans oublier de critiquer vertement la stratégie inexistante de la direction sur la gestion du projet dont nous n’étions que des rouages mineurs. Je me souviens très bien aujourd’hui, que, bien que nous fussions bien incapables d’envisager ce qui allait venir, nous avions évoqué à plusieurs reprises une ambiance étrange et vaguement léthargique. Par la suite, nous identifiâmes les premières victimes, sans comprendre clairement le lien entre elles, nous réalisâmes peu à peu que tout cela ne pouvait être un hasard. Devant l’air hagard et stupide que prenaient certains dans la contemplation du gobelet vide, il devenait évident qu’un phénomène général d’effacement des uns et des autres se produisait sous nos yeux. L’inquiétude nous gagnait, en même que l’étonnant sentiment de l’immunité qui nous protégeait manifestement. Nous prîmes l’habitude de nous faire part mutuellement de nouvelles observations par mail : « Ca y est, Loïc est passé coté zombies », « Hélène a chopé le syndrome du gobelet ». Nous cherchions peu à peu ceux qui comme nous ne plongeaient pas dans les profondeurs vénéneuses du nouveau café. Inexorablement, les uns après les autres, nos collègues sombraient. Nous commençâmes alors à chercher une explication à l’incompréhensible, nous décidâmes, avec nos moyens, de mettre en place un protocole d’analyse du phénomène. Quand la « zombification » gagna la hiérarchie, étonnamment, le niveau de performance des équipes sur le projet ne s’en trouva pas affecté. En revanche, la perte de vigilance nous laissa une grande marge de manœuvre sur notre emploi du temps et nous pûmes consacrer de longs moments à l’observation et à l’étude des ombres qui nous entouraient.

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vendredi 17 juillet 2009

Premiers signes - Les lieux incertains

Paris_200811_014
Nos bureaux se situent dans l’entassement de cubes et de cylindres qui bordent l’esplanade de la Défense. Vue de Paris, il ne s’agit que d’une skyline urbaine grise et bleue plutôt réduite qui n’a rien à voir avec les centres d’affaires américains ou asiatiques, ou les interminables forêts de gratte-ciels d’habitation hongkongais. Rien d’impressionnant à son approche, bien que les trains provenant de Saint Lazare, comme des serpents glissant vers un monstre endormi, offrent une vue singulière sur les sommets de béton. Mais de l’intérieur, la multitude de no man’s land géométriques dans la succession de terrasses en niveaux décalés est troublante. La combinaison des zones de passage de la foule avec les entrées officielles des tours laisse des espaces béants et labyrinthiques entre dalles, bacs à fleurs, mini-squares, entresols, escaliers et arcades. Certains lieux ne sont là que parce qu’il n’était pas possible d’y mettre du néant, du vide, parce qu’il fallait bien les remplir, d’abord sur la maquette avec des petits éléments urbains en plastiques et des figurines figées dans une attitude affairée, ensuite avec le béton du réel et les incontournables courants d’air… mais de ces lieux étranges, le néant a pris possession, chassant le jeune cadre dynamique perdu, déroutant le touriste téméraire. N’y restent que des traces de passage d’un ivrogne, un peu de vomi, des cannettes, quelques cigarettes éventrées par de discrets fumeurs de joints, une odeur de pisse et le bruit, parfois, d’un pas égaré sur une dalle instable.
Avant le changement, j’allais de temps en temps y traîner mon vieux Rolleiflex à la pause déjeuner, tentant de capter les lignes et les courbes vierges de ces espaces déserts, pour les incruster dans le format carré qui me sert d’encyclopédie visuelle. J’envisageais le déséquilibre d’un reflet dans le verre fumé d’une façade, je repérais les alignements de murets qui guideraient l’œil pour l’attirer dans la profondeur d’un puits vers les niveaux inférieurs, j’ajustais dans le large viseur la position d’une aération qui brisait les lignes des dalles, sans jamais saisir autre chose que du minéral, du végétal et de l’air, sifflant et tourbillonnant dans les odeurs de parking et de restaurants d’entreprise. Aucun être humain ne se trouvait sur mes images, ou alors perdu, furtif, une ombre momentanée, reflet indéterminé, silhouette énigmatique. Je cherchais à éviter la foule bruyante de l’esplanade, curieux de ces endroits inutiles et parcourus par le vide.
Aujourd’hui que les ombres se répandent, je m’enfuis parfois des bureaux que nous occupons pour retrouver un peu d’humanité dans les allées et venues des fourmis costumées sur le parvis, qui autrefois me semblaient mécaniques, vaines et risibles. Mais je ne peux que constater l’ampleur du désastre qui nous gagne : les lieux de désert urbain occupent un espace grandissant, les ombres se multiplient là où autrefois s’affairaient d’arrogants porteurs de mallette. Sur mes images, désormais, je cherche à capter les ultimes formes familières que j’évitais jadis, mais plus le temps passe, plus les lignes dures des immeubles s’affirment seules, parfois courbes ou brisées. Elles guident toujours le regard dans la géométrie des lieux, mais du reste, des hommes, je ne saisis plus que des traces, des reflets ou des ombres.

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jeudi 9 juillet 2009

Premiers signes - Karima

Karima était une sorte de bouledogue. Une fille agressive, au phrasé brutal et nerveux. Peut-être était-ce nécessaire dans le monde d'informaticiens qui était le sien, ou peut-être avait-elle choisi elle-même le monde le mieux adapté à son tempérament de hyène.
Tout en elle était tension, son visage à la peau tendue, ses lèvres épaisses qui semblaient cracher des pépins quand elle parlait, son pas musclé, sonore et direct. Une vague inquiétude s'emparait de moi lorsqu'elle m'approchait, armée de questions qu'elle posait à coup de gourdin. Quand elle disparaissait de l'open space les blagues vaseuses fusaient comme la vapeur d'une cocotte minute, chacun se déchargeant de la tension sexuelle que son corps vif établissait avec les nôtres. Thierry répandait sa fébrilité muselée par l'effet Karima, il s'épanchait plus que tous les autres avec indécence.
Tout ceci explique sans doute pourquoi j'ai surpris assez rapidement chez elle le changement. Ce jour-là, j'avais entendu son pas s'approcher de mon coin de bureau. Nous avions des bureaux à quatre places, des marguerites, car leur forme de croix aux angles intérieurs arrondis faisaient songer à des fleurs. Il fallait donc arriver par l'arrière pour parler à quelqu'un si l'on ne voulait pas le faire au-dessus des autres.
Elle s'était avancée jusqu'à moi sans mot dire tandis que je rédigeais un mail quelconque et attendais presque inconsciemment la bordée d'attaques qui ne venait pas. Au lieu de ça, j'entendis le "ploc" sec et cartonné de son gobelet de café qu'elle avait laissé tomber dans ma poubelle vide. Elle était là, vaguement absente, la main formant encore le tour du gobelet qu'elle semblait ne pas réaliser avoir perdu.
'Karima?"... Je n'avais jamais vu une telle absence d'expression sur son visage, quelques stigmates de sa tension surnageaient ça et là, mais sans parvenir à maintenir cette sensation de volonté farouche habituelle. L'énergie encore présente en elle semblait se disperser comme les dernières braises d'un feu mourant. J'étais bouleversé par ce spectacle inattendu et nous restâmes quelques secondes à regarder le gobelet au fond de la poubelle dans un silence anormal. Karima émit un étrange grognement qui avait des airs de dernier souffle et repartit lentement vers son bureau. Dans l'open space, une chute brutale de la tension avait fait lever certaines têtes portées par des corps affalés et je vis dans les regards que le poison était déjà à l'œuvre ailleurs et bien des veines semblaient ne plus charrier qu'un fluide vaporeux et délétère.

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jeudi 2 juillet 2009

Premiers signes - Thierry

The Sentinel
Les premiers signes avaient été discrets. Il y eu d’abord Thierry, mon vis-à-vis, qui consommait des quantités de café phénoménales et tentait d’arrêter de fumer en parallèle, ce qui n’arrangeait probablement rien. C’était un personnage étrange toujours prêt à démontrer son affection pour n’importe lequel de ses collègues, à un point qui devenait parfois inquiétant. C’est sans doute pour cette raison qu’il a été le premier à attirer mon attention. Quand il parlait, Thierry semblait toujours sur le point de vous faire une confidence, il inspirait profondément et souriait souvent avec un air extatique et, physiquement, il était toujours maladroitement prévenant. C’était curieux, comme s’il avait considéré que sa mission sur terre était de se rendre agréable aux autres, sans qu’il n’ait pour cela reçu aucune indication fiable sur la marche à suivre. Lorsqu’aux inévitables pots du service, il buvait rapidement quelques verres, ses démonstrations se faisaient plus nettes et il faisait le tour des uns et des autres, distribuant compliments, bisous et tentatives de caresses diversement appréciés par les uns et les autres. Il faisait également partie de ces hommes qui ne peuvent croiser une femme sans émettre un jugement, une remarque non pas vulgaire mais tellement prévisible que je finissais par ne plus entendre que « vous avez vu comme j’aime les femmes » répété à l’infini lorsqu’il commentait le passage d’une assistante dans l’open space. Il faut dire qu’il y a dans ce monde de jeunes cadres informatiques - et assimiler- une sorte de pacte de virilité qui fait de chacun un macho démonstratif, dont le non-respect conduit d’abord à l’incompréhension totale puis à l’étiquetage et parfois à la « non fréquentabilité ». Je n’ai jamais su comment interpréter ce besoin de virilité dans une société parisienne de moins en moins homophobe, car les deux phénomènes me semblaient antinomiques. Peut-être était-ce là la marque d’une spécificité du monde du travail.
Thierry était donc une sorte de type dégoulinant de gentillesse traversé d’une beaufitude assez banale, et c’est dans ce mélange d’humeurs que j’ai observé un premier changement suite à l’arrivée des machines. Il buvait habituellement son café rapidement, frénétiquement avec des sourires incontrôlés qui apparaissaient sur son visage comme des bulles à la surface de l’eau. J’avais fini par m’habituer à voir au-delà de mon double écran cette figure mouvante mais familière, il faisait partie de mon paysage visuel.
J’étais plongé dans la construction d’un planning multicolore sur tableur, lorsqu’une partie de mon cerveau me signala un évènement anormal dans la zone secondaire de mon champ visuel : Thierry marquait une pause après chaque gorgée de café et ses tics habituels semblaient s’atténuer, remplacés par une expression presque neutre, comme si le café lui enlevait progressivement ses mimiques bizarres. Je ne le lâchai pas du regard tant le changement m’intriguait, mais il ne sembla pas réagir. Quelques instants plus tard il regardait le fond du gobelet en matériau recyclable comme une boule de cristal puis reprit lentement un air normal.
C’était une modification mineure, mais elle annonçait les autres, nombreuses et profondes. Car depuis ce jour, Thierry ne chercha plus à plaire, il semblait ne vivre que pour observer le fond du gobelet, son esprit étrange s’était comme effondré sur lui-même. Son regard s’était vidé de l’expression maladive que je croyais insignifiante, mais absente, désormais lentement remplacée par le vide, elle me faisait peur.

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