vendredi 26 juin 2009

Prélude - Les machines

La defense 2
Je pense que tout a commencé par un changement dans le goût du café.
Un jour ils sont venus et ont retiré toutes les machines de l'immeuble, ils les ont débranchées, vidées puis les ont emmenées sur des charriots vers une destination inconnue. Nous les avons regardées sans imaginer que c'était là le prélude au craquement du monde qui résonne aujourd'hui. Certains faisaient des blagues minables d'open space, ces enclos modernes. "ça y est, elles prennent leur après-midi!" avait même lâché l'un d'entre nous par habitude. Quelques ricanements mécaniques, des yeux qui cherchaient l'approbation des manager ou des rares filles de l'étage... Certains mimaient le désespoir en proposant d'agresser les quelques types en salopette grise chargés de la besogne. Rien que du normal, du potache qui semble aujourd'hui tragiquement désinvolte au regard de ce qui advint ensuite.
Parfois, dans mes rares moments de lucidité, le bruit des claviers et des téléphones dans l'open space me faisait songer à celui d'un troupeau de vaches paissant paisiblement, accros au fluide des écrans 19 pouces, vaguement conscientes des clôtures, vaguement conscientes de l'immensité du dehors, mais incapables de s'élever plus haut que quelques mots cyniques et aigris.
Ce jour-là, les vieilles machines à café ont disparu et avec elles le liquide insipide qui nous réveillait parfois, au profit, quelques jour plus tard, de nouvelles machines plus performantes, au café bien meilleur, distribuant également des confiseries diététiques... Il me semble qu'alors une inquiétude indéfinissable me gagnait et grandissait avec l'absorption de ce nouveau café qui pourtant n'avait jamais été aussi bon. Mais peut-être est-ce là une manipulation de ma mémoire.
Toujours est-il que depuis ce temps-là, lentement dans nos veines s'est installé un fluide qui nous a progressivement transformés en ombres. A chaque gorgée nouvelle j'ai vu des yeux s'obscurcir, des visages s'assombrir, grisés par un je-ne-sais-quoi cafeiné, qui ne pouvait selon moi que provenir de ces machines.
Je ne saurai peut-être jamais si mes collègues -je persiste à vouloir les nommer ainsi- ont comme moi conscience du changement, mais dans le doute, dans cette solitude nouvelle parmi les spectres, j'ai décidé de raconter, d'écrire notre lente transformation. Ici, quelque part dans l'ouest de Paris, des hommes et des femmes ne sont plus que leurs propres ombres.

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