jeudi 22 octobre 2009

Autour du thé

Pour une petite vieille recluse chez elle, Mme Bellemont était plutôt fraiche et pimpante. Derrière un physique d’ancêtre avec de grands yeux gris (agrandis encore par la peau distendue qui les enveloppait), elle cachait apparemment une cervelle en parfait état de marche et un corps étonnamment souple et vif.
«  Entrez, jeune homme ». Dit-elle dans un demi sourire.
Je ne pu m’empêcher de voir le lien de parenté manifeste entre les deux globes oculaires roulant dans les paupières et l’œil de la caméra du visiophone. De la domotique aux prothèses auditives, en passant par les pace markers et les téléphones portables, il y avait de quoi fantasmer sur les retraités cyborgs et je ne me privais pas. Super Mamie me précéda dans la pénombre du vestibule et je pénétrai dans son antre comme dans une grotte, craignant les êtres cachés dans les recoins obscurs et les pièges invisibles. Elle même avait quelque chose de vaguement inquiétant dans sa démarche.
J'observais la disposition de l'appartement et appréciais une décoration délicate, notamment les tableaux cubistes représentant des femmes, répartis de façon équilibrée sur les murs, très loin des natures mortes ou des scènes de campagne que l'on trouve habituellement chez les personnes âgées. Il y avait quelques textes sous verre que je ne pu lire et quelques bibelots, bien sûr, mais finalement assez peu de petites horreurs niaises ou de vieux rideaux cramoisis. Mme Bellemont et son appartement avaient donc ce point commun : au premier abord, ils étaient surprenants.
Après m'avoir offert un thé (je fus presque rassuré de savoir qu'elle buvait des infusions, comme une vieille dame normale) elle m'écouta aimablement dérouler le discours maladroit avec lequel je comptais amadouer mes voisins et en faire les sujets d'un reportage de longue halène.
« C'est amusant! » me dit-elle sur un ton légèrement forcé. « Et qu'allez vous en faire? Une publication dans un magazine? Une exposition? »
Je lui répondis qu'il s'agissait d'un travail personnel et que, n'étant pas professionnel je comptais là dessus pour m'exercer, me faire la main et constituer une sorte d'encyclopédie des gens... Elle semblait pensive et contemplait derrière moi ce qui devait être la porte de sa chambre.
« Les gens ? » reprit-elle, « et pourquoi vous intéressez vous aux gens et aux vieilles dames comme moi? ».
Je n'osais lui parler franchement de l'épidémie et de mon désir de lutter contre ma propre angoisse, en accumulant les images d'un monde que je sentais fuyant, et cherchais un moyen de tourner autour du pot.
« Et bien... je suis fasciné par les changements qui s'opèrent dans les groupes humains, et je souhaite pouvoir en garder une trace. »
Elle sourit à nouveau pensive.
« Oh à mon âge, les changements que vous allez observer seront bien trop radicaux pour se traduire en photographie! » Elle dit cela sur le ton naturel avec lequel les personnes agèes abordent souvent la mort, mais cela sonnait faux.
« Mais voyez vous, reprit-elle, je crois que je comprends ce que vous voulez dire...vous avez peur qu'avec le temps vous vous fassiez prendre vous aussi, non? »
Elle avait dit cela en plongeant ses yeux dans les miens, mais avec une forme indéniable de tact. Ses mots étaient assez flous pour maintenir un doute sur leur sens précis, mais j'étais déstabilisé et me réfugiai dans ma tasse de thé. Puis je décidai d'avancer à mon tour un pion vers elle. 
« Eh bien... » osai-je, « disons que j'ai peur des ombres. »
J'attendais, presque tremblant, sa réaction.
Elle but une gorgée qu'elle pris le temps de déglutir et j'observais les mouvements de sa mâchoire et de ses lèvres qui trahissait la présence d'un dentier.
« Oui » dit-elle les yeux baissés sur la nappe. « Moi aussi ».
Elle avait relevé les yeux vers moi et semblait contenir toute son émotion entre ses deux épaules. Elle repris lentement en plissant les yeux :
« Cela fait quelques temps maintenant que je vous attendais pour en parler »
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