mardi 13 octobre 2009

La vieille

Je ne disposais d’aucun matériel particulier en dehors de mon Rolleiflex, le trépied et le déclencheur souple. Pas de flash, pas de spot ni de parapluie ou de panneau réfléchissant. Après tout je n’étais pas un professionnel, seulement un amateur de moyen format et, vu le contexte, il me fallait faire avec. Le rudimentaire laboratoire de développement que j’avais installé dans ma salle de bain ferait l’affaire. Il m’avait servi jusque là pour les pellicules de diapo que je faisais lors de mes promenades à La Défense et ailleurs. Tout était donc prêt pour commencer, il me fallait simplement oser. Oser frapper aux portes de mon immeuble, oser négocier avec les regards morts et les peaux grises une séance de prise de vue dans le salon ou la cuisine. Oser tenir une conversation avec une ombre dans un intérieur habité, décoré, hanter par cette ombre.
Je comptais également utiliser mon petit numérique compact pour faire quelques tests et préparer la prise de vue, ne sachant absolument pas comment tout cela allait se goupiller « sur le terrain ».
Le samedi avançait tranquillement vers le début de soirée et, porté par l’enthousiasme d’une idée neuve et la légère fébrilité d’une gueule de bois, je me retrouvai sur palier, numérique en main, bloc note dans la poche, une petite anxiété grandissant comme un roulement dans ma poitrine.
En face de chez moi, au 4ème gauche, vivait une vieille dame que je ne voyais jamais. Avant l’épidémie, j’avais tenté d’entrer en contact avec elle –pour un quelconque prétexte de voisinage- et n’avais obtenu d’autre réponse que le regard placide et globuleux de la caméra fichée dans le mur. J’avais essayé tout ce qui ressemblait à un bouton sur le tableau de bord proposé au visiteur, sans succès, avant de frapper simplement le bois vert bouteille de la porte. Personne n’avait alors répondu mais quelqu’un était bien là, qui bougeait dans l’appartement de la vieille. Je me souviens m’être amusé à imaginer son corps rabougris m’observant sur un écran bleuté, le visage éclairé par la lumière blafarde, cachant dans la pénombre de son salon une cellule dormante de terroristes islamistes ou des agents secrets déguisés en rideaux cramoisis.
Blafarde, elle devait l’être aujourd’hui plus que jamais, mais les spéculations sur les mystères de son appartement, dans le contexte actuel me faisaient peur. Je réalisai combien l’insouciance autrefois me rendait l’inconnu joyeux, tandis que le monde anxieux d’aujourd’hui transformait cet inconnu en menace.
Je m’approchai lentement de la caméra, oreille contre la porte dans les légers craquements du plancher du palier. La sonnerie sembla résonner sur un monde endormi et des bruits vinrent traverser la porte comme sous l’effet d’un courant d’air. Je tentai de prendre un air indifférent quand que la caméra zoomait et dézoomait, roulant son œil impudique sur mon visage comme s’il avait été question d’y découvrir des points noirs. Le manège cessa soudain et après un bref silence tout un univers sembla frémir derrière la porte. La vieille – ou le chef du clan qui se cachait là? – entrepris de déverrouiller le blindage et le lourd panneau de bois s’ouvrit lentement sur un visage fripé et vieux comme le monde.


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