mardi 4 août 2009

Dehors

rue chabanais, Paris
Nous étions dans une situation étrange : en quelques temps c’est la totalité de ceux qui nous entouraient qui avait été contaminée. La situation s’était rapidement révélée identique à l’extérieur du bâtiment, dans la rue, le métro, le RER. Les passants étaient de plus en plus amorphes et se comportaient en autistes avérés. Dans la ligne 1 qui vomissait ses jeunes cadres dynamiques sur les matins de la Défense et les absorbait fourbus en fin de journée, régnait un silence nauséabond. Un soir, je fus pris de nausées en voyant les rangées d’hommes et de femmes suspendus aux barres fixées sur le plafond de la rame. La fatigue aidant, j’avais la sensation d’être entouré de carcasses pendues à des crochets de boucher. Tous ou presque avaient le regard morne et vide, ils avaient les yeux fixes mais ne fixaient rien réellement. Des hordes de dépressifs, des vaincus, qui n’étaient plus poussés que par l’inertie mécanique d’une vie sans relief. Mais le monde ne s’était pas arrêté pour autant.
Lors des réunions, j’avais pu remarquer que les processus décisionnels se maintenaient dans l’entreprise avec une forme d’automatisme qui interdisait toute originalité, mais permettait un fonctionnement quasi normal du système. C’était la preuve que l’ensemble était relativement bien ficelé, que l’organisation du travail pouvait facilement se passer de l’imagination des uns et des autres et continuer à produire ce qu’elle était sensée produire, même avec des employés et des dirigeants lobotomisés.
Cela concernait l’ensemble de l’économie. J’avais eu l’occasion d’observer à quel point le fonctionnement du monde semblait peu changé. Les magasins, les restaurants, les supermarchés avaient apparemment une activité normale. Les clients s’y retrouvaient sans doute par automatisme, ou bien par instinct. En marchant dans la rue il m’arrivait d’identifier quelqu’un qui ne semblait pas atteint, dont les pas étaient encore vigoureux ou le visage encore expressif. Je croisais parfois un regard plus vif que les autres, ou plus accrocheur mais cela allait rarement plus loin. Il n’était pas aisé d’établir un contact avec les individus sains, au moins dans les premiers temps, tant le phénomène de masse était écrasant. Le glissement avait été subtil. Les manager donnaient encore des ordres, les chauffeurs conduisaient leur bus, les cuisiniers faisaient leurs sauces, mais sans saveur, et les journalistes produisaient des articles d’une platitude évidente. C’est en finesse que le terme actualité perdit peu à peu de son relief. La lecture du journal restait toutefois un grand moment pour moi, car parfois émergeait un article manifestement écrit par un véritable être humain, quelqu’un qui comme Léo, moi et quelques autres s’accrochait fermement à la conviction qu’une catastrophe était en cours, que nous perdions ce qui faisait de nous des humains. Finalement, dans ce monde conquis, toute activité prenait des allures de chasse au trésor, chaque signe était interprété à la lueur de la solitude grandissante de ceux qui restaient, chaque geste était une esquive, une tentative minuscule de ramener la lumière en évitant l'ombre.

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