jeudi 2 juillet 2009

Premiers signes - Thierry

The Sentinel
Les premiers signes avaient été discrets. Il y eu d’abord Thierry, mon vis-à-vis, qui consommait des quantités de café phénoménales et tentait d’arrêter de fumer en parallèle, ce qui n’arrangeait probablement rien. C’était un personnage étrange toujours prêt à démontrer son affection pour n’importe lequel de ses collègues, à un point qui devenait parfois inquiétant. C’est sans doute pour cette raison qu’il a été le premier à attirer mon attention. Quand il parlait, Thierry semblait toujours sur le point de vous faire une confidence, il inspirait profondément et souriait souvent avec un air extatique et, physiquement, il était toujours maladroitement prévenant. C’était curieux, comme s’il avait considéré que sa mission sur terre était de se rendre agréable aux autres, sans qu’il n’ait pour cela reçu aucune indication fiable sur la marche à suivre. Lorsqu’aux inévitables pots du service, il buvait rapidement quelques verres, ses démonstrations se faisaient plus nettes et il faisait le tour des uns et des autres, distribuant compliments, bisous et tentatives de caresses diversement appréciés par les uns et les autres. Il faisait également partie de ces hommes qui ne peuvent croiser une femme sans émettre un jugement, une remarque non pas vulgaire mais tellement prévisible que je finissais par ne plus entendre que « vous avez vu comme j’aime les femmes » répété à l’infini lorsqu’il commentait le passage d’une assistante dans l’open space. Il faut dire qu’il y a dans ce monde de jeunes cadres informatiques - et assimiler- une sorte de pacte de virilité qui fait de chacun un macho démonstratif, dont le non-respect conduit d’abord à l’incompréhension totale puis à l’étiquetage et parfois à la « non fréquentabilité ». Je n’ai jamais su comment interpréter ce besoin de virilité dans une société parisienne de moins en moins homophobe, car les deux phénomènes me semblaient antinomiques. Peut-être était-ce là la marque d’une spécificité du monde du travail.
Thierry était donc une sorte de type dégoulinant de gentillesse traversé d’une beaufitude assez banale, et c’est dans ce mélange d’humeurs que j’ai observé un premier changement suite à l’arrivée des machines. Il buvait habituellement son café rapidement, frénétiquement avec des sourires incontrôlés qui apparaissaient sur son visage comme des bulles à la surface de l’eau. J’avais fini par m’habituer à voir au-delà de mon double écran cette figure mouvante mais familière, il faisait partie de mon paysage visuel.
J’étais plongé dans la construction d’un planning multicolore sur tableur, lorsqu’une partie de mon cerveau me signala un évènement anormal dans la zone secondaire de mon champ visuel : Thierry marquait une pause après chaque gorgée de café et ses tics habituels semblaient s’atténuer, remplacés par une expression presque neutre, comme si le café lui enlevait progressivement ses mimiques bizarres. Je ne le lâchai pas du regard tant le changement m’intriguait, mais il ne sembla pas réagir. Quelques instants plus tard il regardait le fond du gobelet en matériau recyclable comme une boule de cristal puis reprit lentement un air normal.
C’était une modification mineure, mais elle annonçait les autres, nombreuses et profondes. Car depuis ce jour, Thierry ne chercha plus à plaire, il semblait ne vivre que pour observer le fond du gobelet, son esprit étrange s’était comme effondré sur lui-même. Son regard s’était vidé de l’expression maladive que je croyais insignifiante, mais absente, désormais lentement remplacée par le vide, elle me faisait peur.

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