jeudi 30 juillet 2009

Expériences

Malgré nos constatations pessimistes sur l’état de nos collègues, nous n’osions pas entreprendre grand-chose. Une inquiétude nous retenait : allions-nous être identifiés comme anormaux s’il devenait trop évident que nous n’étions pas contaminés ? Que pouvait-il alors se passer ? Notre imaginaire était chargé de films et de récits comme autant de raisons de redouter une réaction violente de la majorité malade, alors que l’observation semblait bien nous garantir la tranquillité, car, objectivement, la passivité permanente des autres semblait acquise. Cette peur de sortir de la masse allait assez loin et je me surprenais parfois à adopter des attitudes de contaminé lorsque ma solitude, d’une façon ou d’une autre me pesait ou que ma volonté s’effaçait devant le nombre. Je baissais la tête et regardais par terre sans raison, à une question atone je retournais une réponse atone, je ralentissais mes pas et traînais les pieds dans les couloirs trop fréquentés. Bref, je sentais parfois que la contamination pouvait être simplement liée au manque de personnalité et n’avait pas grand-chose à voir avec les machines.
Finalement, désireux de comprendre, nous nous décidâmes pour quelques expériences sommaires autour de la machine à café. La première idée qui nous vint fut d’explorer les capacités de réaction des zombies (le terme est inapproprié, mais dans la vie de tous les jours, avant le changement, on appelait souvent « zombies » les mollassons et autres amorphes de tous poils, qui n’étaient que des versions allégées de ce que nous voyons aujourd’hui) face à différents stimuli. Nous commençâmes donc par identifier des sujets de conversation autrefois sensibles, étiquetés « à risque », susceptibles de faire sortir de leurs gonds les plus réactifs. Nous attendions qu’un petit groupe se soit formé autour de la machine, marmonnant, grommelant, glougloutant sans plus échanger qu’un troupeau de ruminants et, au signal, l’un de nous entamait une diatribe sensée faire remuer la vase. Je décidais de lancer la première salve un matin, au café de 10 heures. Léo était descendu pour l’occasion alors qu'une excitation certaine nous agitait car nous étions à la fois survivants et pionniers.
- Il n’y aura pas de métro demain, mentis-je, les syndicats ont déposé le préavis discrètement il y a un mois.
- Grmmmlf.. fut la réponse de Martine, qui n’était déjà pas bien vive avant le changement.
- Haaaaa…gémit lentement Karima. Les cons….
Léo et moi l’observions attentivement, car en temps normal c’était elle la plus sensible sur le thème des fonctionnaires. Jean n’était pas mal non plus mais il ne réagit pas verbalement. Je le vis qui levait lentement les yeux vers moi, l’air abattu, sa respiration semblait perturbée, légèrement accélérée. Je passai au niveau de stimulation supérieur.
- Après tout, on peut comprendre. C’est tout le service public qui est en danger et qui pourrait disparaître avec la réforme en cours. Si j’étais fonctionnaire, je ferais pareil.
J’avais prononcé cette dernière phrase suffisamment fort pour qu’elle fût audible au-delà de notre petit groupe et lorsque j’eus terminé, je sentis comme une vibration dans l’open space. Léo avait certainement perçu la réaction car ses yeux passaient de l’un à l’autre, cherchant à repérer un geste ou une attitude qui trahirait un souvenir enfoui de la vie passée, qui générerait une bouffée de colère, mais personne ne me répondait et seul subsistait une sorte de grondement sourd, comme s’ils ne réagissaient plus que par onde commune, par un phénomène de résonance du groupe, dont personne ne parvenait réellement à se détacher. Quelque chose de viscéral avait vibré chez eux, quelque chose d’informe, une vague réminiscence de leur activité favorite : la démolition de fonctionnaires.
- et puis, je ne vois pas pourquoi ils veulent changer ça, ajouta Léo. Ça fonctionne très bien les transports aujourd’hui.
Il y allait un peu fort pour un premier test, mais nous vîmes au fur et à mesure le potentiel ludique de nos expériences et de ce type de saillies, qui auparavant déclenchaient colère et mépris. Quand il eut terminé, de nombreux grognements se firent entendre quelques collègues remuèrent devant leur écran, ceux du petit groupe autour des machines montraient des signes d’agitation évidents. La nervosité était palpable, pour la première fois depuis le début de l’épidémie, nous observions un comportement différent de l’asthénie générale qui nous convainc de poursuivre nos recherches.

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