jeudi 29 octobre 2009

Séance

Mme Bellemont avait transformé son visiophone en lunette d'observation de la population de l'immeuble. C'est ce qu'elle m'expliqua au cours de notre discussion autour du thé. Depuis le petit écran, d'où elle enregistrait tout ce qu'il se passait sur le pallier du 4eme, elle avait observé, cloîtrée chez elle, le changement se produire jour après jour.
« J'ai vu les Druzbacky... » au 6ème - deux étages plus haut. Mentalement je voyais le couple, la quarantaine, 3 enfants entre 2 et 10 ans.
« Je les ai vu lentement se changer en quelque chose d'étrange. Elle revenait souvent le soir les bras chargés de lourds sacs de courses, ou portant le petit dernier dans ses bras. » Elle regarda vers la porte d'entrée et le palier.
« Je reconnaissais son pas lent et lourd quand elle était chargée, son pas léger quand elle était seule. Un jour, j’entendis ce pas caractéristique de la mère de famille épuisée et jetai par reflex un œil à la caméra. Mais elle était seule, les bras ballants. Ce n’était pas beau à voir. » Elle réprima un tremblement et se frotta les bras dans l’air soudain frais de l’appartement. Les yeux de Mme Druzbacky l’avaient apparemment marquée, alors que l’épidémie ne faisait que commencer. Elle m’expliqua comment ils passèrent comme deux billes de pierre terne devant la caméra, et me revinrent pendant quelques instants ces moments étranges où je voyais mes collègues de travail se transformer, se ramollir, pour devenir ce qu’ils sont aujourd’hui.
« Je les ai tous vu défiler, jour après jour, finit-elle par dire. Tous un peu plus mous à mesure que passait le temps. Tous, sauf vous. »
Elle me regardait, accrochant un vague sourire à ses lèvres et je tentais de faire de même. Dehors, le jour déclinait, elle se leva pour allumer un abat jour dans un coin de la pièce, remis certaine chose en place et occupa ses mains à diverses tâches inutiles. Je compris qu’il était temps de m’éclipser.
« Et ces clichés ? C’est pour quand ? » me dit-elle.
Elle n’avait pas oublié –contrairement à moi. Je lui proposai de faire quelques tests avec les sources de lumière dont elle disposait. Nous sortîmes comme deux gamins de la torpeur dans laquelle nous avaient plongé nos considérations et nous jetâmes comme dans un jeu salutaire dans la transformation d’un coin du salon en studio. Pendant une heure, le monde se réduisit à l’espace que prenait ce corps décharné dans le carré du viseur, soutenu par le visage chargé de rides et les yeux étranges de ma voisines. Pendant une heure nous cherchâmes la lumière la plus adéquate à son profil, nous étions seuls au monde et la pellicule enregistrait cette atmosphère d’intérieur si banale qui serait pour nous un trésor.


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