jeudi 9 juillet 2009

Premiers signes - Karima

Karima était une sorte de bouledogue. Une fille agressive, au phrasé brutal et nerveux. Peut-être était-ce nécessaire dans le monde d'informaticiens qui était le sien, ou peut-être avait-elle choisi elle-même le monde le mieux adapté à son tempérament de hyène.
Tout en elle était tension, son visage à la peau tendue, ses lèvres épaisses qui semblaient cracher des pépins quand elle parlait, son pas musclé, sonore et direct. Une vague inquiétude s'emparait de moi lorsqu'elle m'approchait, armée de questions qu'elle posait à coup de gourdin. Quand elle disparaissait de l'open space les blagues vaseuses fusaient comme la vapeur d'une cocotte minute, chacun se déchargeant de la tension sexuelle que son corps vif établissait avec les nôtres. Thierry répandait sa fébrilité muselée par l'effet Karima, il s'épanchait plus que tous les autres avec indécence.
Tout ceci explique sans doute pourquoi j'ai surpris assez rapidement chez elle le changement. Ce jour-là, j'avais entendu son pas s'approcher de mon coin de bureau. Nous avions des bureaux à quatre places, des marguerites, car leur forme de croix aux angles intérieurs arrondis faisaient songer à des fleurs. Il fallait donc arriver par l'arrière pour parler à quelqu'un si l'on ne voulait pas le faire au-dessus des autres.
Elle s'était avancée jusqu'à moi sans mot dire tandis que je rédigeais un mail quelconque et attendais presque inconsciemment la bordée d'attaques qui ne venait pas. Au lieu de ça, j'entendis le "ploc" sec et cartonné de son gobelet de café qu'elle avait laissé tomber dans ma poubelle vide. Elle était là, vaguement absente, la main formant encore le tour du gobelet qu'elle semblait ne pas réaliser avoir perdu.
'Karima?"... Je n'avais jamais vu une telle absence d'expression sur son visage, quelques stigmates de sa tension surnageaient ça et là, mais sans parvenir à maintenir cette sensation de volonté farouche habituelle. L'énergie encore présente en elle semblait se disperser comme les dernières braises d'un feu mourant. J'étais bouleversé par ce spectacle inattendu et nous restâmes quelques secondes à regarder le gobelet au fond de la poubelle dans un silence anormal. Karima émit un étrange grognement qui avait des airs de dernier souffle et repartit lentement vers son bureau. Dans l'open space, une chute brutale de la tension avait fait lever certaines têtes portées par des corps affalés et je vis dans les regards que le poison était déjà à l'œuvre ailleurs et bien des veines semblaient ne plus charrier qu'un fluide vaporeux et délétère.

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