mercredi 13 janvier 2010

Morphée, enfin

La séance fut mémorable. Druzbacky prenait invariablement une pose ridicule de singe descendu de l'arbre, les bras ballants, le regard vague. Les enfants tournoyaient autour de la mère en se couvrant de tout ce qu'ils pouvaient utiliser comme déguisement, tantôt idiots inventifs, tantôt clown dramatiques, tandis qu'elle restait désespérément absente et molle, crispant parfois un sourire au coin de ses lèvres, laissant rouler ses yeux comme deux lourds tonneaux dans une houle lente et grise.
Je retournais donc chez moi avec un beau stock de rouleaux de 120, dans lesquels se trouvaient probablement quelques belles images, des clichés à même de traduire cette ambiance subtile que je commençais à percevoir, ce curieux mélange de méfiance et de routine, d'absurde, d'étrange et d'intime, face au phénomène de l'épidémie.
Avant de quitter le petit appartement du sixième étage j'avais pris Druzbacky à part à fin de lui poser la question qui me taraudait depuis mon arrivée. Quand je lui expliquai que le vieille Bellemont les croyaient tous atteint et m'avait décrit la famille comme entièrement contaminée, il baissa les yeux, pour masquer une expression que je ne sus interpréter, et me fournit un prétexte que je du me résigner à prendre comme tel :
- Oh...Je ne tiens pas à me faire remarquer.
Cela me sembla évidemment parfaitement absurde, tant les seuls à remarquer les individus sains étaient précisément les individus sains eux-mêmes, mais Druzbacky ne me laissa pas le temps d'en savoir plus, me salua prestement avant de refermer sur son petit monde la lourde porte de bois, me laissant de nouveau seul. Dans le silence de l'escalier, mon esprit peuplait le vide avec les visages cadrés dans le format carré du Rolleiflex, des regards plus masqués qu'éteints, des voix survivantes et les silences omniprésents de ceux qui restaient hors d'atteinte des autres, de leur compréhension, de leur humanité.
Ainsi donc, Druzbacky simulait la maladie. Il faisait croire à la veille Bellemont, cachée derrière sa porte, plongée dans les images de son petit écran voyeur, qu'ils n'étaient plus du même monde, qu'il était parti avec sa femme, qu'il avait déserté, disparu, qu'il n'était plus qu'une ombre comme les autres. Peut-être même étais-je le premier depuis longtemps à le voir tel que je l'avais vu, tel qu'il était réellement.
Cette idée me plongea dans une longue réflexion traversée de questions vaines dont je ne sortis que pour me plonger dans mon lit, non sans percevoir, dans la nuit qui venait, cette sensation d'aventure et de vie qui nait du corps à corps avec l'inconnu. Si je l'avais parfois oublié, il me fallait désormais me souvenir que c'était là la seule arme contre les fortes turbulences, que face à l'absurde, face à l'effondrement du monde - de mon monde -, ma seule assurance, mon petit espoir de survie était ma capacité à faire face et à saisir à bras le corps ce qui semblait si insaisissable.
Sur ces réflexions, je m'autorisai un peu d'abandon et sombrai sans tarder dans les bras de Morphée.

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1 commentaire:

  1. Toujours intriguant et toujours bien écrit. Mais on manque d'informations sur le narrateur, même si c'est peut-être voulu. Pourquoi utilise-t-il un Rollei ? Est-ce un inconditionnel de l'argentique ou bien l'action ne se situe pas aujourd'hui ? Que ressent-il vraiment ? Que projette-t-il ?
    Et surtout, où est passé son épouse, qui semblait détenir des informations ? Il n'en est même pas fait mention lorsqu'il va se coucher.
    Bref, beaucoup de questions, qui ne sont pas forcément un mal car elles maintiennent le suspense. Mais il faudra tôt ou tard y répondre.

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